Démarche artistique
Mes recherches artistiques s’articulent autour de la notion d’Entre-deux, en explorant les formes possibles de cohabitation entre l’humain et la nature, ainsi que notre relation aux environnements qui nous entourent.
Je m’intéresse plus particulièrement à la cohabitation entre les éléments – qu’il s’agisse des interactions entre l’homme et son milieu, ou de celles qui se manifestent dans les processus matériels de création. À travers mes expérimentations, j’observe notamment la manière dont l’image photographique prend corps sur le papier, à travers l’encre et la technique d’impression.
L’espace de l’Entre-deux – ce lieu de flottement et de transition entre deux états ou deux matières, qu’ils soient définis par la main humaine ou par la nature – constitue le cœur de cette recherche. Là où l’encre se dépose en strates successives et entre en relation avec le support, je cherche à comprendre ce qui se joue dans cet intervalle, et comment il permet de repenser la cohabitation, au sens plastique autant que symbolique.
Cette recherche artistique trouve un écho direct dans le paysage naturel. Cet Entre-deux se manifeste partout : la ligne de crête entre la montagne et le ciel, la ligne de flottaison entre la mer et l’horizon, l’instant suspendu entre le jour et la nuit, la brume qui trouble les contours du monde. C’est dans cet espace de transition que je découvre la matière ; c’est dans ces espaces de frontières – qu’il s’agisse de matière ou d’image – que j’observe une forme de cohabitation, à l’image de l’écosystème naturel.
Situant l’humain en tant qu’observateur de la chaîne des écosystèmes naturels, j’entre dans l’espace de l’Entre-deux que la nature nous donne à voir. Je cherche à questionner notre place au sein de l’environnement dans une perspective large, tout en interrogeant la notion d’ »Entre-deux » comme un espace de frontière et de transition. Comment trouver un équilibre entre présence humaine et nature ? Comment traduire cette relation mouvante et dynamique à travers l’image et la matière ?
Je transpose cette recherche sur l’espace du papier à travers les techniques d’impression patrimoniales, explorant les interactions entre les encres, les transparences et les superpositions de couleur. Chaque impression devient un territoire où les strates dialoguent, se repoussent et s’imbriquent, redéfinissant sans cesse les contours du visible.
L’estampe, en tant que langage de la trace et du multiple, me permet de déconstruire l’image, de la fractionner en textures et en vibrations chromatiques.
Elle ouvre un champ de translation où le réel se réinvente à travers un prisme sensible. J’envisage souvent une première strate imprimée à la main en dégradé, posant un fond atmosphérique mouvant, presque imperceptible. Vient ensuite une seconde couche, où l’image photographique est transposée en sérigraphie. Par cette mise en tension entre fond et motif, entre présence et effacement, je cherche à révéler un espace suspendu, un seuil où l’image vacille entre apparition et dissolution.
Ainsi, chaque impression devient une zone de passage, une articulation fluide entre matière et perception, où la nature se donne à voir dans son instabilité, son impermanence et sa capacité à se métamorphoser.
La réalisation de séries d’estampes est un choix assumé dans mon travail, un élément fondamental de ma recherche artistique. La notion du multiple, associée à une évolution subtile des couleurs d’impression d’un tirage à l’autre, confère à chaque exemplaire un caractère unique. Cette variation progressive inscrit l’image dans une dynamique de transformation, en écho à l’idée d’un espace transitoire ou de flottement. La nature est en perpétuelle mutation, et le fragment d’image que je donne à voir suit ce même principe d’évolution imperceptible.
Si la création et la recherche artistique permettent *« une façon de repenser notre rapport au monde »*¹, et que les couleurs d’un paysage racontent *« l’interaction du vivant avec le minéral, l’histoire de la Terre […] et ce dans des temporalités multiples »*², alors mon exploration de l’Entre-deux devient un moyen d’approfondir cette connexion au monde. À travers l’expérimentation de la matière et de l’image imprimée, je questionne les multiples manières de coexister dans le monde contemporain, en interrogeant les espaces de transition, les instants de bascule et les équilibres fragiles qui façonnent notre relation au vivant.
Mon travail explore les interstices entre le tangible et l’intangible, la présence et l’absence, l’homme et son environnement. Il s’inscrit dans une réflexion plus large sur notre rapport au monde et à ses transformations, interrogeant la manière dont nous habitons et percevons la nature. Cette quête d’équilibre, à la fois physique et sensorielle, se traduit plastiquement par des expérimentations qui révèlent la diversité des perceptions du paysage.
L’exploration de cet entre-deux prend forme à travers la matérialité de l’impression manuelle, où différentes générations de techniques coexistent. Comment faire dialoguer matières, procédés et pensées ? Chaque élément repousse ses limites tout en s’adaptant aux autres et les respectant : la pression exercée sur le papier, l’encre qui s’échappe, l’image photographique transformée par la matière. À la frontière de ces interactions, des rencontres se créent, chaque composante contribuant à l’équilibre d’une image juste. Comme dans un écosystème, chaque élément trouve sa place, participant à un tout en perpétuelle évolution.
Mon travail cherche à traduire l’instabilité du réel, à rendre perceptibles les états transitoires qui composent notre relation au monde. Je m’intéresse aux zones de passage, aux seuils, aux formes mouvantes : la brume, les reflets, les dégradés, les superpositions deviennent des éléments récurrents dans ma recherche. L’image imprimée n’est jamais une simple reproduction, mais un espace de tension entre ce que l’on perçoit, ce que l’on ressent, et ce que la matière rend visible. Chaque couche, chaque trace, chaque décalage ouvre un espace d’interprétation où le réel vacille, se transforme, se redessine.
Papiers d’espace par Martin Miguel
Pour « 30 ans et plus » de la Galerie Quadrige et La Diane Française, Nice, France, 2022.
Ce qui me saute aux yeux, en présence des travaux de Fumika Sato, ce sont les évocations de la culture japonaise. Cela va du silence à l’espace, qui sont corrélatifs, et de l’aérien à l’infini ou du moins au vaste qui ne le sont pas moins, fertilisées par le petit, le presque rien, le tremblant, l’instantané, enfant du mouvement. J’y retrouve les grands à-plats qu’élève un dessin souple, unique, égale à un vol d’oiseau de l’estampe japonaise.
Fumika Sato est une artiste du papier, ce grand territoire de la culture japonaise. Je pense évidemment aux estampes mais pas seulement : aux cerfs-volants par exemple ou aux cloisons amovibles de l’habitat, ou à l’origami.
L’origami, justement, j’en ai sous les yeux, les origamis détournés par Fumika Sato dans la collection “portfolio” des éditions de La Diane Française avec un texte de Raphaël Monticelli “ Vallées et montagnes”. Oui, dans le pli de l’origami ou défini ainsi, vallée et montagne le creux et la crête.
Dans les estampes japonaises, la profondeur n’est pas suggérée par une perspective linéaire mais par des plans avec des couleurs souvent en à-plat- il peut y avoir des dégradés – la taille du dessin s’ajustant au plan. Dans l’art japonais la profondeur est une dialectique entre lignes et plans. C’est aussi le cas de l’origami où les lignes sont remplacées par des plis. Fumika Sato joue de cela.
Elle côtoie ainsi aussi les pratiques contemporaines occidentales qui par la séparation du châssis de la toile engagent sur celle-ci toutes sortes de manipulations et notamment le marquage par pliage.
L’origami est un plan hérissé en une multitude de plans. Fumika Sato les ramène à un volume particulier, ou une profondeur infime et intime, par écrasement pour en faire une matrice qui sera encrée et passée de nouveau sous presse. De cette espèce de matrice – de nouveau plan – les profondeurs (comme un renversement ou un changement de nature) ne sont plus que des épaisseurs de papier qui de ce fait retiennent l’encre comme un sillon sur une plaque de cuivre et produisent tout un réseau de lignes.
Le résultat est troublant. De la matrice de papier au papier, la profondeur de l’image est aussi illusoire que celle de l’estampe traditionnelle mais autrement. Il va sans sdire que l’encrage du papier n’a rien à voir avec celui d’une plaque de bois ou de cuivre. Et mon regard m’amène à penser au cert-volant et alors plane en moi une impression aérienne et la douceur des gris lève des aubes embrumées.
On retrouve cette problématique du plan et de la profondeur dans les travaux photographiques de Fumika Sato. Par le plan et la ligne lorsqu’il s’agit d’arbres. Mais du point aussi qui, en nombre, fait trace, quand il s’agit de vols d’oiseaux. De l’arrêt sur image, comme une élasticité surgit. D’autre part, la mise en scène aux panneaux amovibles et leurs châssis orthogonaux des maisons japonaises. On passe du ciel à la maison, d’une profondeur d’espace à une autre par plans interposées. Élasticité, rigidité.
Pour les trente ans de la galerie Quadrige et des éditions de La Diane Française, Fumika Sato propose une estampe qui ne manque pas d’humour quand on sait que le régime Okinawa est un mode de vie – et une pratique alimentaire – inspiré de la cuisine d’Okinawa, une île au large du Japon, remarquable notamment par sa forte proportion de centenaires.
Elle propose donc une empreinte de poisson, un vrai poisson, qui renvoie à cet art japonais, le gyotaku, inventé par un guerrier et utilisé par les pêcheurs pour immortaliser leurs plus belles prises.
En surimpression et comme un surgissement de la modernité, Fumika Sato ajoute une gravure de la molécules d’oméga-3. Au même titre que les travaux à partir de l’origami, on est en présence de pressions sauf que l’une et l’autre se différencient en force et en moyens matériels. Et l’on ne peut qu’être impressionnée par l’irruption du vivant même si l’on se doute que le poisson est mort.
C’est de reconnaître l’utilisation d’une empreinte à partir d’un objet de nature ( traditionnellement un poisson) qui impressionne dans le gyotaku. Et, en effet, l’empreinte immédiate d’un poisson diffère foncièrement de ce qui est idéal, abstrait, dans l’origami : on part d’un modèle qu’on n’a pas forcément sous les yeux, et on en donne une représentation par les pliages – parfois très complexes – du papier. Et cette représentation est normée, codée.
On voit là encore la prégnance de la culture japonaise. Il s’agit évidemment de la culture culinaire dont on sait qu’elle est abondante en fruits de mer. Et l’oméga- le souligne. Les deux images entrelacées se surdéterminent et ont, formellement, un point commun : une structure d’écailles… d’écailles de vie… en bouillon de culture.
Martin Miguel, 2022
